Pierre Lemaitre, un « raconteur d’histoires » qui carbure à la « jubilation »

Pierre Lemaitre à la rencontre des lycéens et des étudiants de prépa littéraire

Ce lundi 12 mai, Pierre Lemaitre a honoré de sa présence un auditoire composé de plus d’une centaine de personnes (nos étudiants d’hypokhâgne et de khâgne ainsi que les terminales HLP des lycées Laure Gatet, Jay de Beaufort et Bertran-de-Born) : pendant deux heures, qui ont finalement été prolongées pour les préparationnaires les plus âgés, il a offert une présence généreuse et enjouée, souriante et riche, attentive à toutes les interrogations et proche de son auditoire. L’enthousiasme qu’il a suscité auprès de tous ne permet pas de douter du succès de l’échange qu’il a offert à son jeune public de lecteurs, dont beaucoup venaient de découvrir son oeuvre. Nous le remercions chaleureusement de sa visite !

La séance a comporté plusieurs phases de questions : les élèves ont abordé d’abord la manière dont le Périgourdin conçoit l’écriture et est devenu un auteur de romans à succès, puis se sont focalisés plus spécifiquement sur Le Grand Monde, que la majorité d’entre eux avait lu, avant de terminer la séance sur les projets de Pierre Lemaitre (le quatrième tome de sa tétralogie Les Années glorieuses, d’éventuelles adaptations au cinéma ou en romans graphiques…). Elles ont été suivies d’un temps de dédicace (une longue file de jeunes gens – et de moins jeunes – s’est empressée de faire signer Le Grand Monde, voire son adaptation en bande dessinée par Christian De Metter chez Rue de Sèvres), avant que les prolongations ne permettent d’approfondir plusieurs sujets.

Florilège de réponses du « raconteur d’histoires »

  • Lorsque Mathis lui demande ce qui l’a motivé à « devenir auteur », Pierre Lemaitre s’oppose à une certaine « vision romantique », toujours inscrite dans les stéréotypes, qui tend à concevoir les écrivains comme des créatures supérieures, des génies marqués par la « grâce divine » et qui naissent avec un vocation indéfectibles. Être romancier, c’est d’abord être un travailleur acharné qui aime raconter des histoires. Il précise : « Je me suis toujours considéré comme un romancier, un raconteur d’histoires », pas comme un « écrivain ». La fiction, dès le plus jeune âge, permettait à Pierre Lemaitre de s’expliquer ce qu’il vivait, suivant le principe de « l’invention de la réalité par la fiction » (une forme de conversion du vécu en fiction, qui demande ensuite qu’il fournisse l’effort d’une seconde conversion… en texte). On naît peut-être « raconteur d’histoires », mais c’est le travail qui permet de devenir romancier.
  • Écrire un roman, c’est être dans un état de « jubilation » permanent. La rédaction d’un roman correspond à dix-huit mois d’un travail harassant, loin d’être toujours aisé. Ce qui permet à Pierre Lemaitre de survivre à « l’usure du temps », c’est précisément la « jubilation » qu’il ressent en écrivant : d’une certaine manière, l’auteur est le premier lecteur de son livre en cours de rédaction, si bien qu’il s’interroge sans cesse, avec un immense plaisir, sur les attentes que génère l’intrication de tous les éléments déjà rédigés.
  • « Je ne crois pas au style. » Pierre Lemaitre revendique une écriture marquée par une certaine cadence, quelques éléments qui permettent de le reconnaître (l’illusion du langage parlé, du conte raconté à voix haute, en particulier), un souci de « l’efficacité narrative », mais réfute la recherche d’un « style » particulier, fait par exemple de « belles phrases » qui sonneraient « littéraires ».
  • « Je déteste le roman historique. » Au moment d’écrire Au revoir là-haut, le romancier a pleinement pris conscience que ce qui le stimulait, c’était d’écrire une histoire et de faire comme s’il la racontait directement à un destinataire pourtant absent ; certes, ses romans s’ancrent dans une période révolue du passé, mais il n’a aucun projet pédagogique comme en ont souvent les romans historiques, qui cherchent à expliquer un pan de ce passé (un roman, même historique, est « une production contemporaine qui parle de l’époque contemporaine ») : ce n’est pas ce qui l’intéresse ni ce sur quoi il veut attirer l’attention de ses lecteurs ; l’Histoire ne doit pas prendre le pas sur l’histoire… Ce qui n’empêche pas Pierre Lemaitre de se documenter très fortement sur les périodes et les lieux dans lesquels il inscrit ses récits – avec l’aide d’une professeuse d’Histoire agrégée et doctoresse, Camille Cléret – afin de construire des atmosphères fidèles (pour Le Grand Monde, il a aussi choisi la guerre d’Indochine plutôt que la guerre d’Algérie, avec laquelle il avait hésité, parce qu’elle est moins connue du grand public, donc parce que cela lui permettait de faire découvrir cet événement et certains des ravages du capitalisme). D’ailleurs, Au revoir là-haut avait été prévu pour être un roman policier (historique) : en se laissant guider par le récit qui se dictait à lui, l’auteur a aussi pris conscience que, plus globalement, il ne pouvait projeter d’écrire en fonction des catégories littéraires qui lui étaient étrangères, comme les genres de romans ; depuis, il ne cherche plus qu’à écrire des histoires qu’il a envie de raconter, sans tenir compte de contraintes prétendûment importantes.
  • « Je suis héritier du plaisir que j’ai pris comme lecteur. » C’est ce plaisir que Pierre Lemaitre, nourri d’innombrables lectures très variées, veut provoquer chez ses lecteurs, avant tout. Sa « jubilation » de l’écriture doit se convertir en jubilation de la lecture. Un tel projet implique un soin particulier dans la conception du scénario de chaque roman : tout doit être motivé (contrairement, remarque-t-il, à ce que Victor Hugo a fait, par exemple dans Les Misérables, où le hasard domine dans la narration car le projet de cet écrivain était moins de raconter que d’exposer une vision du monde).
  • Qu’est-ce qu’un bon roman ? C’est d’abord un récit qui ne se contente pas d’offrir au lecteur ce qu’il attend, que ce soit du point de vue de la narration ou encore des questions morales qu’il met en scène (il faut surprendre le lecteur, ne pas se contenter de le conforter dans ce qu’il sait déjà ou dans ce qu’il attend). Par exemple, Jean, alias Bouboule, est un personnage monstrueux, que le lecteur pourrait avoir envie de détester ; mais le récit est construit de manière à atténuer sa monstruosité et à faire reporter notre détestation sur l’épouse de ce fils aîné de la famille Pelletier, Geneviève (toujours savoureusement détestable, certes, mais complètement inoffensive) voire à nous pousser à éprouver une sincère compassion pour ce jeune homme… Le bon roman est aussi une histoire qui, loin de ne renvoyer qu’à elle-même, permet de décrypter le monde ; certes, « aucun roman n’a changé la face du monde » (même Les Misérables), mais un bon roman est capable de faire évoluer les mentalités ; pour y parvenir, et pour permettre le plaisir de la lecture, un récit doit laisser « un espace de pensée » au lecteur.
  • Les émotions constituent l’outil dont dispose la littérature pour interpréter le monde, de la même manière que les mathématiques ou la philosophie procèdent à des analyses du monde avec leurs propres outils. Ce besoin de « fabriquer des émotions » explique un peu de « l’arrière-cuisine » d’un roman comme Le Grand Monde : certains élèves ont été surpris que les personnages principaux (les différents membres de la famille Pelletier) ont tous des failles ; or, pour générer des émotions, il est nécessaire que les personnages soient forts (plutôt que banals)… et s’opposent entre eux ou en eux : ces antagonismes favorisent des « tensions dramatiques ». En outre, Jean, Étienne, François, Hélène, Louis et Angèle sont bien loin d’être si exceptionnels : ce sont des personnages qui ressemblent aux membres de bien des familles, parce que la famille est une instance qui a tendance à être anxiogène (elle permet de se construire, certes, mais elle peut aussi avoir des effets destructeurs).

Photographies de Nathalie Mauffrey.

Revue de presse

Des journalistes ont aussi assisté à cette conférence dialoguée avec Pierre Lemaître : découvrez ici leurs articles. (Cliquez sur les images pour accéder aux articles complets.)

Dordogne libre (article de Ludovic Ibarz, 12/05/2025)
Sud Ouest (article de Clément Bouynet, 13/05/2025)