Le quotidien, par son insignifiance, serait sans vérité, selon Maurice Blanchot ; il ne se laisserait pas saisir. C’est pourtant par deux fois que les étudiants de l’option cinéma en hypokhâgne ont tenté de saisir, une fois par l’analyse, une fois par la pratique, cette vérité de l’expérience esthétique. Dans son dernier film, Wim Wenders s’est attaché à en retranscrire la saveur douce-amère à la croisée des arts et de la littérature pour y révéler l’essence de l’expérience cinématographique.


Le film Perfect Days (2023) est issu d’une commande de la ville de Tokyo qui s’est souvenue de l’admiration du cinéaste allemand pour leur ville et pour Yasujirō Ozu, à qui il consacra en 1985 un documentaire. Elle lui demande alors pour les JO de 2021 de promouvoir dans son film la réfection de dix-sept toilettes publiques redessinées par les plus grands architectes et designers mondiaux dans le célèbre quartier de Shibuya où culmine le Tokyo Skytree. Dans un geste réflexif, à la Duchamp, Wim Wenders s’est plu à prolonger filmiquement cette réfection en racontant le quotidien de Hirayama, agent municipal que l’on suit chaque jour partir nettoyer méticuleusement chacune de ces toilettes, entre des stases contemplatives des arbres des parcs environnants qu’il photographie et qui motivent sa lecture des Palmiers sauvages en rentrant le soir chez lui.


Au terme de ce récit inspiré de la structure duelle, intime et universelle, du roman de Faulkner et du style transcendantal d’Ozu, la dernière occurrence de ces journées parfaites trouve son point d’aboutissement dans un ultime « voyage à Tokyo » de Hirayama, bien installé en spectateur du monde au volant de sa voiture. Au gré d’un parcours au sein de la ville et de multiples références cinématographiques allant jusqu’à 2001, L’Odyssée de l’Espace de Kubrick, Hirayama roule vers le soleil, comme Bowman vers Jupiter, filmé en gros plan derrière son pare-brise pendant les deux minutes cinquante-quatre secondes que dure la chanson Feeling good de Nina Simone qu’il a enclenchée sur son autoradio cassette. Véritable renforçateur d’émotion selon Jean Esptein, ce gros plan sur son visage sur lequel l’émotion se lit dans toutes ses nuances, au sein d’une séquence qui fait la part belle aux diverses perceptions sensorielles, constitue une véritable invitation au voyage.




C’est cette séquence de clôture du film que les étudiants ont dû d’abord analyser en classe puis tourner à leur tour. Pour ce faire, empruntant la voiture du lycée avec leur professeur Nathalie Mauffrey au volant, les étudiants de l’option cinéma se sont rendus mercredi 14 mai dans les studios du réalisateur Paul Calvier pour tenter de reproduire ce subtil jeu des lumières de la ville s’éteignant, et du soleil se levant, sur le pare-brise. Une fois les fonds verts bien installés, les éclairages ajustés au mieux et avec soin pour éviter tout reflet sur la vitre avant, tous ont participé à cette performance : l’acteur adaptant l’expression de son visage aux paroles de la chanson, certains tenant la bâche au-dessus du pare-brise pour éradiquer les reflets indésirables, d’autres allumant puis éteignant les éclairages rouges ou jaunes pour reproduire l’ombre des ponts, le reflet des feux rouges et la traversée du soleil entre les buildings, certains enfin s’allongeant au sol avec un énième éclairage pour balayer de lumière, de manière intermittente sans dépasser le cadre de la vitre, le visage de l’acteur au volant, censé avancer à vive allure. Au retour, la voiture finit son office en servant de rail pour nos travellings qui viendront nourrir les fonds verts au montage. Nous passons alors devant la tour périgourdine de Vésone qui remplacera dans notre film le Tokyo Skytree.


Cette adaptation permanente aux conditions matérielles et au hasard du tournage nous permet d’expérimenter un des traits de la modernité cinématographique dans sa dimension bricoleuse. Elle caractérise le suédage que nous avons pratiqué pour cette séquence et que le cinéaste Michel Gondry a popularisé en 2008 avec son film Soyez sympas, rembobinez, et qui consiste à tourner de manière artisanale, avec un décalage assumé et signifiant, les séquences culte de l’histoire du cinéma.


Ainsi que le chante Nina Simone, on se sent définitivement bien en prépa lettres au lycée Bertran de Born de Périgueux ! Espérons passer avec ces journées audiovisuelles parfaites de l’insignifiance à la compréhension de l’émotion que le cinéma procure aux regards initiés. Après une Master Class sur le montage et les effets spéciaux en postproduction avec le logiciel DaVinci Resolve, nous finirons ce cycle de pratique jeudi 5 juin en projetant nos productions aux étudiants de l’ensemble de la promotion.